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Réflexions à propos des fonctions de l’œuvre aujourd’hui…

 

 

 

 

 

            Situant le sujet proposé dans le cadre de la résidence de compositeur, comment définir les fonctions de l’œuvre aujourd’hui et mesurer leur degré de transformation dans un monde en pleine mutation ?

            Avant de répondre, n’est-il pas pertinent de renverser la question : Est-ce que l’œuvre, et, en particulier l’œuvre d’art, a une fonction ? Laquelle ? Pour qui ?

            Paul Valéry dans les « Regards sur le monde actuel » écrit : « Une œuvre est un acte », et quelques pages plus loin : « L’inimitable, ni le durable ne conviennent à notre époque ».

            Ceci posé, je propose les pistes suivantes pour essayer de répondre objectivement au questionnement et peut-être apporter un éclairage significatif par le truchement de mon expérience sur le terrain.

  1. La création artistique : essai d’une définition raisonnée.

  2. Les fonctions de l’œuvre : essai d’une hiérarchisation.

  • Fonction esthétique.

  • Fonction pédagogique (communication, transmission)

  • Fonction historique.

 

Commençons par examiner séparément les deux mots : Création et artistique, car chacun de ces deux mots peut se prêter à de nombreuses interprétations. La création est, elle-même, déjà une sorte de synthèse qui a été précédée par un certain nombre de choix et de décisions personnels. L’œuvre est la réalisation d’un objet imaginaire. Le concepteur est mû par des sentiments, des idées qui s’assemblent dans une spontanéité, un désir, une volonté exprimés.

L’œuvre commandée n’est réussie que lorsque le désir de l’auteur y trouve une profonde satisfaction ; beaucoup parmi nous ont vécu cette situation.

 

Artistique : Le terme suppose, dénonce dès l’abord une forme de marginalité et induit la soumission de l’œuvre artistique à d’autres critères que l’œuvre courante (ce qui n’est pas péjoratif !) aboutissant à des réalisations matérielles.

 

Critères : Parmi les critères, mettons en exergue le rôle esthétique de l’œuvre, mais aussi ses rapports avec la durée, le public, la réalité (qui est autre chose que le réel !)

- Une œuvre d’art s’inscrit naturellement dans la durée, donc contraire à la notion « d’objet de consommation » telle que celle-ci est vécue au XXIème siècle.

- Une œuvre d’art s’inscrit dans une finalité sociologique et sociétale, car, en principe, elle correspond à des besoins, des aspirations, à la sensibilité, à une certaine mode.

 

« L’art, écrit Charles Morgan dans on ouvrage « Portait dans un miroir » 1929, est un message de réalité qui ne peut être exprimé en d’autres termes. Dans ce sens un artiste est un envoyé des dieux et, pour cette raison, ne saurait transmettre leur mandat qu’en sa propre langue ».

 

- Une d’œuvre d’art réclame une certaine abstraction même si, pour aller vers plus d’évidence, pour un public plus nombreux, cette abstraction est plus ou moins latente. Il y a toujours une limite entre l’art et le réel. L’adaptation n’est au fond qu’une symbolisation du réel ; en conséquence, l’art ne peut être synonyme « d’industrialisation ».

 

- Une œuvre d’art est un vecteur de communication. Son rôle pédagogique (dont nous allons parler) est, nous le savons tous, capital dans l’accession à une meilleure connaissance. Son rôle de rassemblement d’un public, son engagement vis-à-vis de la société répond à une demande, et assure la reconnaissance de l’artiste par le public.

 

À propos de la fonction esthétique, l’œuvre d’art (artistique) ouvre un espace ou chaque individu peut prendre sa place. A nouveau, dans un désir d’interpellation, à la question posée, je renvoie la question suivante, assortie d’un commentaire :

 

- Quel modèle musical du beau peut légitimer sa soumission au goût du public ?

 

« L’analyse des habitudes d’écoute tonales et de son conditionnement n’est jamais oubliée, mais joue toujours un rôle important, fût-ce à l’arrière-plan, et de façon provisoire. »

H. Lachemannn « De la composition »

 

               À propos de la fonction pédagogique, j’écrivais dans l’ouvrage collectif « Vingt-cinq ans de création musicale contemporaine » un article intitulé « Réflexion sur la communication » dont voici un bref extrait :

 

« Le souci permanent d’un créateur, et, notamment du compositeur, est la communication de son œuvre, ou plus précisément la mise en œuvre de moyens propres à sa transmission. 

S’il se consacre à l’écriture de son œuvre, le compositeur perd momentanément contact avec son public. Période indispensable de la production indépendante et personnelle, mais qui ne doit pas se prolonger au-delà de la période d’écriture et doit être suivie d’une ouverture (dialogue), d’abord vers les interprètes, ensuite vers le public : nécessité de la participation active, interactive. »

 

Le geste originel qu’un créateur tente de re-composer par un travail de médiation est déterminant dans la geste de la communication interactive. Démarche pédagogique pour les interprètes, formation du goût pour le public. Dès lors, le débat proposé par le sujet se projette sur un champ d’objectivité pour les uns, et   un champ de subjectivité pour les autres.

 

« L’échange avec le public est indispensable à une création ouverte et évolutive. Il existe une respiration du compositeur, phase d’extériorisation. La relation Emetteur/Récepteur s’effectue dans une communication apparemment univoque, dans le sens où le récepteur ne s’exprime pas, sinon par sa présence, sa motivation, son nombre, ses réactions. »

 

Avant de développer « le champ d’objectivité », attardons-nous sur la relation de la fonction de l’œuvre avec le récepteur. Dans son ouvrage « Relevés d’apprenti » Pierre Boulez éclaire singulièrement la relation de la musique actuelle avec un public dont il faudrait peut-être cerner les contours.

 

« La musique occidentale s’était ingéniée à créer des repères donnés dans une forme donnée, de telle façon que, ainsi que pour l’œil, on pouvait parler d’un certain angle d’audition, grâce à une mémorisation immédiate plus ou moins consciente. »

 

Cet angle d’audition entretient la sensibilité de l’auditeur en « alerte permanente », l’écoute tend de plus en plus à l’instantané. Une fusion subtile opère son alchimie dans l’individu. Cette mise en résonance du Moi intime demeure l’un des aspects les plus essentiels et mystérieux de la transmission et de ce que l’on pourrait appeler son « pouvoir de transformation ». Hegel écrit (a propos de la musique) : elle est l’art dont l’âme se sert pour agir sur les âmes… !

 

Plus prosaïquement, et pour rester dans le sujet, écoutons un ancien directeur de la Musique :

 « Pour moi, une œuvre est réussie lorsque, après l’avoir entendue, je suis différent, son pouvoir m’a transformé… »

 

Développons « le champ d’objectivité » celui des acteurs. Mon expérience sur le terrain m’a placé d’emblée sur le terrain de la formation impliquant une disponibilité totale de ma part, tout au long de la résidence. J’ai pu constater au fur et à mesure des travaux que :

 

  1. Sur le plan individuel, l’œuvre jouait un rôle d’éveil :

- éveil de la curiosité du musicien 

-  éveil d’une oreille ou plutôt d’une écoute de soi-même (et le cas échéant des partenaires) dans le façonnage de sons nouveaux, dans l’apprentissage de modes de jeux nouveaux

- éveil dans la recherche personnelle de pratiques musicales différentes, de langages nouveaux : extension d’une culture personnelle.

 

  1. Sur le plan collectif, la participation à l’élaboration et à la création d’une œuvre nouvelle est une aventure unique dans la découverte du monde sonore propre au compositeur. Là, entre en jeu le concept de la participation active d’une sorte de fusion des deux niveaux de la création (compositeur et interprètes).

 

Considérons la partition avec son propre cahier des charges, son parcours, ses obligations, ses propositions, ses alternatives. Le travail du chef d’orchestre (j’aurais presque envie de dire l’âminateur : celui qui donne une âme !), consiste à établir des hiérarchies, des priorités, des événements, à organiser presque la vie sociale du groupe avec son règlement, ses usages ; à définir le dispositif de réalisation imposé par l’œuvre elle-même ; à responsabiliser individuellement les musiciens.

Cette organisation sociale prend toute sa dimension dans l’objectif du concert. L’interprète participe à la dramaturgie sonore comme acteur, dans son rôle propre, son rôle dans l’œuvre, et son rôle vis-à-vis de son public. Acte de transcendance dans l’accomplissement du partage accepté et vécu.

 

            Depuis bientôt cinquante ans, à tous les niveaux de la chaîne de transmission artistique, la pédagogie a joué et continue de jouer un rôle capital qui a profondément modifié les couleurs du paysage musical et culturel français. Interpellant à nouveau le sujet proposé sur les « fonctions de l’œuvre aujourd’hui », ce ne sont pas ces fonctions qui ont été altérées et modifiées, mais ce sont elles qui ont modifié les mentalités, les habitudes, les pratiques musicales, jusqu’à transgresser les lois d’un milieu frileux et conservateur.

Face aux lois du marché actuel qui place l’audimat comme le référentiel d’un produit labellisé et productif pour le plus grand nombre (je devrais dire masse !), l’une des fonctions essentielles de l’œuvre artistique est d’entrer en résistance face à l’envahissement des médias. Nous devons privilégier cet artisanat, apanage des amateurs qu’on appelle éclairés, face à l’industrialisation ambiante.

 

            L’art a besoin de réflexion, de durée, pour préserver sa valeur esthétique et intemporelle, son universalité.

 

Roger Tessier

 Mai 2005

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