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« L’image de Béla Bartók dans la résonance musicale française » [1]

 

 

 

« … J’estime que, aussi tentant que cela peut l’être, le moment n’est pas encore venu de juger les jeunes hongrois tels que Bartók et Kodaly. Tous deux sont de jeunes artistes extrêmement intéressants et pleins de mérites, qui cherchent passionnément leur voie. Il n’y a aucun doute, et l’une des caractéristiques importantes de leur musique est l’évidente affinité entre leur esprit et celui de la musique française moderne. Mais je n’en dirai pas plus… »  – Claude Debussy, 1914.

 

La situation de Bartók en France est paradoxale entre 1946 et 1960, soit immédiatement après sa mort. Il s’agit du compositeur qui représentera le courant moderne avec Stravinsky jusqu’au plus profond des institutions officielles. L’œuvre de Bartók est considérée à tort dans le courant néo-classique du modernisme français. On trouve fréquemment dans les programmes de concert le Concerto pour orchestre, les Concertos pour piano, les Danses roumaines, etc. Bartók est d’autant plus classé, avec Stravinsky, parmi les inspirateurs de l’École de Paris (Martinu, Tansman, Mihalovici…) que la relation avec les modèles des musiques ethniques hongroises évoque les parfums folkloriques au même titre que l’on classe Stravinsky, dans la lignée des Ballets russes et le Groupe des Cinq. Cet « académisme » Bartókien se retrouve également dans la pédagogie des classes de Composition du Conservatoire de Paris où les jeunes étudiants des années 1950-1960 alternent le langage ravélien avec l’écriture du type quatuor dans le style des Six quatuors de Béla Bartók.

 

Qu’en est-il alors pour ces étudiants, et du public dans la perception du langage harmonique de Bartók ? Il est perçu pêle-mêle comme une atonalité transgressant le modèle harmonique dit traditionnel, c’est-à-dire le système tonal. L’école moderne, en France, de l’entre-deux guerres et le néo-classicisme qui en découle, abordent la modernité comme une transgression d’un modèle de référence. Apparemment, la forme bartókienne est structurée généralement sur la forme-sonate ; sa référence à Beethoven avait tout pour rassurer face aux avant-gardistes du Domaine Musical.

 

On constate, avec l’éclosion de la musique contemporaine, l’institutionnalisation d’Olivier Messiaen en France, l’influence des courants sériels et des nouvelles technologies dans les années 1970, l’écroulement des vieilles institutions comme Cologne, Pasdeloup, Lamoureux. Le bouleversement de mai 1968, l’évolution des systèmes pédagogiques, ainsi que la mort du Groupe des Six et l’École de Paris provoquent un désintérêt vers Bartók en tant que modèle, et conséquemment, une manière de le situer dans l’histoire et non dans la modernité.

 

Or on voit dans les programmes de Pierre Boulez le maintien, à tout moment, du répertoire des grandes œuvre de Bartók (Sonate pour deux pianos et percussion, Musique pour cordes, célesta et percussion, etc.). Une contradiction historique éloigne l’École de Darmstadt et ses successeurs des courants fondamentaux. Cette contradiction porte sur l’idée nouvelle entre le micro-détail (cellule génératrice) et la macro-forme (concept hérité de l’École de Vienne). La notion thématique à laquelle Bartók ne touche pas est synthétisée dans sa fonction de telle sorte qu’elle devient prépondérante : elle oblitère l’idée même du rendez-vous thématique et du jeu de la mémoire, ainsi que la notion de réexposition : charpente irremplaçable au XIXe siècle, à laquelle se réfèrent toujours Bartók et Berg.

 

Comme Adorno a mis en regard Stravinsky et Schönberg (Philosophie de la nouvelle musique)[2], ne pouvons-nous pas dire que les années 1960-1970 ont révélé la dichotomie entre Webern et Bartók ? Pour des nécessités de temps, je ne pourrai pas m’étendre sur la pluralité des courants de ces années-là et sur leurs relations entre matériaux et Formes. Ces concepts nouveaux engendrant des relations subtiles entre l’ancienne forme-sonate et les renouvellements structurels des œuvres post-darmstadtiennes. Les années 1980, ou plutôt 1990, ainsi que la disparition d’Olivier Messiaen, nous laissent interrogatifs sur les constantes harmoniques de ce courant au XXe siècle auquel appartient Bartók et qui fait face à l’École de Vienne.

 

A l’instar d’une connivence avec la musique de Debussy, comment ne pas penser à l’auteur du Château de Barbe Bleue lorsque l’on écoute le Quatuor pour la fin du temps ? Comment ne pas se souvenir qu’Olivier Messiaen, dans les années 1970, faisait entendre, chaque année, à sa classe, Le Mandarin Merveilleux, ainsi que le Quatrième quatuor en évoquant devant ses élèves, une intuition pré-ligétienne ? Comment ne pas évoquer les influences mutuelles entre la Suite lyrique de Berg et les quatuors ? Tout cela nous invite à de la prudence quant aux balises nationales et historiques que l’on met autour des compositeurs majeurs de notre siècle (les travaux de Lenvdai sur le système harmonique Bartókien nous donneraient peut-être une clé, tout comme l’usage de la « suite » de Fibonacci et la relation au nombre d’or auraient un rapport étroit avec les modes à transposition limitée d’Oliver Messiaen)[3].

 

Voilà des indications qui nous laissent percevoir une généalogie de l’harmonie post-tonale et qui réunit au moins trois noms dans un travail commun : Debussy, Bartók, Messiaen ; et non Stravinsky dont le langage harmonique est orienté vers la transgression intuitive du système harmonique. Cependant, ce qui les réunit est d’ordre à la fois rythmique et dynamique. De ce point de vue, certains passages du Sacre et de la Musique pour cordes creusent le même sillon. Certes, ces considérations sont celles d’un compositeur issu directement de la pédagogie française (classe d’Olivier Messiaen). Elles ne prétendent pas à l’exhaustivité des multiples regards sur l’œuvre et la pensée du maître hongrois. Elles tentent simplement de cerner une aura magistrale qui a forgé un des pans de l’histoire de la musique de la période d’après Deuxième Guerre mondiale. L’épure du temps n’a pas encore pu mettre en exergue toute la pertinence de la modernité du geste de Bartók.

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[1] Texte inédit de Roger Tessier, écrit en 1995.

[2] ADORNO, Theodor Wisengrund, Philosophie de la nouvelle musique, trad. Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962.

[3] LENVDAI, Erno, Bartók, sa vie et son œuvre, Paris, Boosey & Hawkes, 1968.

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